
Des violences obstétricales, gynécologiques et reproductives ciblant en majorité des femmes autochtones, noires et racisées se perpétuent, et ce, dans une grande impunité. Perspectives sur la situation aux États-Unis, au Canada et au Québec.
La mort récente de Frentorish « Tori » Bowie, athlète afro-américaine primée en athlétisme, a causé de vives émotions sur les réseaux sociaux, particulièrement auprès des communautés noires. En juin dernier, après que les résultats de l'autopsie aient été rendus publics, on apprenait que Bowie est décédée, chez elle, alors qu'elle donnait naissance à sa fille Ariana, qui, elle non plus, n'a pas survécu. Parmi les facteurs ayant précipité son décès, on nomme une détresse respiratoire et de l'éclampsie [1]. Bowie était alors enceinte de huit mois. Selon plusieurs de ses proches, elle avait très hâte de devenir mère. Elle n'avait que 32 ans.
Toujours dans le domaine du sport, la célèbre joueuse de tennis Serena Williams révélait à Vogue en 2018 qu'elle avait frôlé la mort lors de la naissance de son premier enfant, Alexis Olympia, âgée aujourd'hui de cinq ans. Williams a expliqué avoir eu beaucoup de mal à respirer dans les jours qui ont suivi la naissance par césarienne de sa fille. Alertant rapidement le personnel médical, ses plaintes n'ont pas été prises au sérieux. Les médecins ont finalement découvert une hémorragie interne. Bien qu'ils soient parvenus à lui sauver la vie, Williams a eu besoin d'être alitée pendant six semaines.
Ces deux cas de figure médiatisés, car portés par des personnalités publiques, ont généré une avalanche de témoignages à propos des violences obstétricales et gynécologiques (VOG) que subissent les femmes noires et d'autres femmes racisées. Ils ont (re)mis en lumière la question de l'accompagnement des femmes noires et racisées dans le système de santé. En outre, une récente analyse des Nations Unies portant sur la santé maternelle des femmes et des filles afrodescendantes dans les Amériques avait mis en lumière que les femmes afro-américaines sont trois fois plus susceptibles de mourir lors de leur grossesse ou dans les 42 jours suivant un accouchement que les femmes latino-américaines et blanches. Cette iniquité persiste, peu importe le revenu ou le niveau d'éducation des Afro-Américaines. Bien que ces cas se soient déroulés chez nos voisins du sud, ils ont une résonance québécoise et canadienne. Ces violences se produisent également ici, et ce, sous diverses formes.
Portrait de la situation au Québec
Selon le collectif Stop VOG-Québec, on entend par « violences obstétricales et gynécologiques » des violences systémiques et institutionnelles qui se situent sur le continuum des violences sexuelles. Plus précisément, « il s'agit d'un ensemble de gestes, de paroles et d'actes médicaux qui vont compromettre l'intégrité physique et mentale des femmes et des personnes qui accouchent de façon plus ou moins sévère. Ces actes ne sont pas toujours justifiés médicalement, et s'opposent parfois aux données et recommandations scientifiques actuelles (IRASF, 2019). De plus, ils sont souvent faits sans le consentement libre et éclairé de la personne qui reçoit les soins ».
En 2021, un reportage de l'équipe d'Enquête de Radio-Canada, titré « On m'a volé ma fertilité », avait mis en lumière que des femmes noires et autochtones sont stérilisées contre leur gré au Québec. Plusieurs d'entre elles avaient témoigné dans le reportage s'être fait ligaturer les trompes, et ce, sans leur plein consentement. Parfois, on leur demandait de signer un formulaire qui autorise cette intervention médicale — le plus souvent, sans que la patiente ne l'ait demandé — après un accouchement, un moment tout sauf un propice à ce genre de prise de décision si importante. D'autres fois, cela pouvait être fait carrément à leur insu ou sans que le personnel médical ne leur explique avec précision les implications et les conséquences irréversibles d'une telle procédure.
Un problème connu depuis au moins 40 ans
Bien que fortement troublantes et choquantes, ces violations flagrantes des droits de la personne n'ont rien de nouveau et ont été maintes fois décriées. Dès 1982, un rapport du Conseil des Atikamekw et des Montagnais sur les soins de santé avait fait état que des femmes autochtones étaient stérilisées sans leur plein consentement. En 2022, une étude basée sur 35 témoignages menée par Suzy Basile, chercheuse et professeure à l'Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue, avait documenté le phénomène jusqu'en 2019. Parmi les faits saillants de cette étude, 22 participantes sur 35, soit 63 % d'entre elles, se sont fait proposer une ligature des trompes. L'étude confirme que le plus souvent, ces stérilisations ont été réalisées de façon précipitée, sans réelle justification ou explication, souvent après un accouchement. Le rapport fait état du grave manque de données en la matière et du fait que peu de femmes osent dénoncer ce qu'elles ont vécu en raison de la honte et de la charge émotive qui y est associée.
Pour ce qui est des femmes afro québécoises, le manque de données est encore plus criant en la matière. Un récent rapport déposé aux Nations Unies affirmait notamment que « [l]es femmes noires […] sont plus à risque de subir une stérilisation forcée ou contrainte » et que le manque de données ventilées selon l'appartenance ethnoculturelle crée des lacunes dans la cueillette d'information visant à documenter le racisme antinoir dans le système de santé au Québec. Par conséquent, les reportages télévisés et les études sous-estiment très probablement le nombre de cas réels de ces violences obstétricales, gynécologiques et reproductives.
L'aveuglement volontaire des autorités
En 2019, une porte-parole du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) du Québec avait déclaré à Radio-Canada que « bien qu'il n'y ait pas de cas de stérilisation forcée recensés au Québec, il s'agit d'une problématique qui nous préoccupe ». Le président du Collège des médecins du Québec Dr Mauril Gaudreault s'est dit « renversé » et « atterré » face aux résultats de l'étude de la professeure Bazile et a réagi en invitant « toutes les personnes, tous les soignants qui ont été témoins de pareilles situations à [dénoncer] au Collège des médecins ». De plus, il avait promis de faire un nouveau rappel aux 25 000 médecins du Québec quant aux stérilisations non consenties. La réaction de « surprise » et le déni de la gravité de la situation des autorités sont choquants compte tenu des nombreux reportages télévisés ayant sonné l'alarme depuis plusieurs décennies. En outre, la décision du gouvernement du Québec en 2019 de ne pas participer à un groupe de travail mis sur pied par Ottawa réunissant les autres provinces et territoires ainsi que le gouvernement fédéral a choqué plusieurs militantes, chercheuses et juristes luttant contre les VOG envers les femmes autochtones.
Une histoire coloniale et esclavagiste
Mais pourquoi les femmes noires, racisées et autochtones sont-elles plus sujettes à vivre ce type de violence ? Une bonne partie de la réponse se trouve dans notre passé colonial et esclavagiste qui a toujours des conséquences contemporaines dans le système de santé en Amérique du Nord. Dans son essai pionnier et primé Medical Apartheid, l'écrivaine et éthicienne médicale afro-américaine Harriet A. Washington a retracé la genèse des expériences médicales non consenties que subissent les Afro-Américain·es depuis la moitié du 18e siècle. Notamment, elle y relate comment James Marion Sims, considéré comme le « père de la gynécologie moderne », a réalisé des expériences sur les corps de femmes noires mises sous esclavage dans le but de mieux comprendre les complications qui peuvent survenir lors d'un accouchement. Ces expériences étaient réalisées sans anesthésie et sans le consentement de ces femmes. Sims adhérait au mythe persistant voulant que les femmes noires soient plus « tolérantes à la douleur » que les femmes blanches.
Ses découvertes, largement saluées par le milieu scientifique, ont permis de sauver plusieurs femmes blanches (avec anesthésie) tout en niant l'accès à ces mêmes soins aux femmes noires. Bien que l'histoire des femmes noires au Canada ait été invisibilisée, à la fois par l'histoire des hommes noirs et celle des femmes blanches, le corps des femmes noires était tout autant objectifié [2], celles-ci étant agressées sexuellement de façon routinière dans le but d'augmenter la population d'esclaves. L'héritage colonial a encore de lourdes conséquences sur les interactions que les femmes autochtones au pays ont avec le personnel de la santé. Ainsi, cette histoire collective continue d'influencer l'expérience de ces femmes en contexte de maternité, et ce, malgré l'abrogation des lois en matière de stérilisation forcée au début des années 1970 [3].
Un combat qui se poursuit
Parmi les recommandations et les revendications de plusieurs groupes luttant contre les VOG, on demande la reconnaissance du racisme systémique au Québec en plus de l'adoption du principe de Joyce [4], deux choses que l'actuel gouvernement caquiste refuse de faire. Malgré cela, les groupes communautaires et les survivantes de ces violences refusent d'abdiquer. Le travail de la Coalition Stop VOG — Québec, qui réunit de nombreux groupes et actrices communautaires comme Action des femmes handicapées Montréal, le Regroupement québécois des Centres d'aide et de lutte aux agressions à caractère sexuel et la consultante périnatale Ariane K. Metellus, se poursuit. De plus, un nombre grandissant d'études qualitatives et quantitatives se préparent actuellement pour documenter davantage ce phénomène. Mais derrière des chiffres et des études, ce sont des vies qui sont chamboulées, voire brisées, et ce, parce que des acteurs et actrices du système de santé — un système où l'on nous promet, en théorie, bienveillance, soin, dignité et accompagnement — ont décidé de voler à plusieurs femmes l'une des choses qu'elles chérissaient le plus : la capacité de pouvoir enfanter.
[1] Selon le site Web Naître et grandir (2020), la prééclampsie est une forme d'hypertension qui affecte le fonctionnement normal des organes. En présence de symptômes tels que des douleurs dans la portion supérieure du ventre, des nausées et des vomissements, des troubles de la vue ou encore une difficulté à respirer, il faut consulter un médecin rapidement, car les risques de complications sont élevés.
[2] Katherine Novello-Vautour, « Discriminer le miracle de la vie : la violence obstétricale chez les personnes noires et autochtones dans les institutions de santé au Canada ». En ligne : ruor.uottawa.ca/bitstream/10393/42722/1/Novello-Vautour_Katherine_2021.pdf
[3] Ibid.
[4] « Le Principe de Joyce vise à garantir à tous les Autochtones un droit d'accès équitable, sans aucune discrimination, à tous les services sociaux et de santé, ainsi que le droit de jouir du meilleur état possible de santé physique, mentale, émotionnelle et spirituelle ». Le Principe de Joyce vise également à honorer la mémoire de Joyce Echaquan décédée dans des circonstances abjectes et déshumanisantes le 28 septembre 2020 à l'Hôpital de Joliette situé près de la communauté Atikamekw de Manawan. Pour plus d'informations : principedejoyce.com
Illustration (monoprint) : Elisabeth Doyon