Ce que la migration temporaire de main-d'oeuvre dit de nous


Les Programmes des travailleurs étrangers temporaires au Canada sont populaires auprès des entreprises canadiennes, des travailleur·euses elleux-mêmes, des gouvernements et des institutions internationales. Ces programmes permettent pourtant une pure et simple exploitation des travailleur·euses, qui doivent endurer des conditions de travail et de vie inacceptables et parfois dangereuses. Et même s'ielles passent des années parmi nous, la plupart d'entre eux et elles n'auront jamais accès à un statut permanent. La migration de main-d'œuvre temporaire est-elle vraiment la voie de l'avenir ?
Les Programmes des travailleurs étrangers temporaires ont le vent dans les voiles. Alors qu'on dévoilait à l'hiver 2023, dans les pages du Devoir, que les immigrant·es temporaires [1] sont plus nombreux·euses que jamais au Québec, le gouvernement canadien s'engageait tout récemment à simplifier l'embauche de travailleur·euses étranger·ères temporaires au pays et à hausser le nombre de visas de travail temporaire octroyés. De nombreuses organisations internationales, dont l'Organisation internationale pour la migration (OIM), encouragent ce type de migration pour diminuer les flux de migration irrégulière et mitiger les dangers qui y sont associés. Et même si le sujet demeure hautement controversé, certaines ONG ont publié des études démontrant les bénéfices de la migration temporaire circulaire par rapport à la migration irrégulière ou à l'absence de toute migration.
Ces encouragements trouvent écho dans les pays d'origine des travailleur·euses. Les gouvernements eux-mêmes s'impliquent de plus en plus dans le recrutement de travailleur·euses pour l'étranger, et les agences de recrutement privées fonctionnent à plein régime, puisque des milliers de travailleur·euses se bousculent à leurs portes pour avoir l'opportunité de travailler temporairement en Amérique du Nord.
Cet enthousiasme contraste avec la réalité dépeinte par de nombreux reportages, études et documentaires réalisés sur ce sujet. On y présente la dure vie de ces travailleur·euses [2], qui sont souvent entièrement dépendant·es de leurs patrons, s'échinent au travail parfois plus de 12 heures par jour, sont isolé·es et sans moyens de transport, ont peu accès à des soins médicaux, et ainsi de suite.
Deux points de vue, mais pourtant une seule réalité. D'un côté, on insiste sur les bénéfices économiques de la main-d'œuvre temporaire ; de l'autre, on souligne la précarité systémique des travailleur·euses étranger·ères. Ce sont deux côtés d'une même médaille, d'un phénomène complexe, qui mérite que l'on s'y attarde.
Les bénéfices actuels et potentiels
Pour les défenseur·euses de la migration temporaire ou circulaire [3], il s'agirait d'un outil indispensable pour lutter à la fois contre certains problèmes économiques et démographiques (la pénurie de main-d'œuvre, le vieillissement de la population) et contre le recours à la migration dite irrégulière vers les pays du Nord. Une migration temporaire bien gérée bénéficierait donc à la fois aux États du Nord et leurs entreprises et aux États du Sud et leurs travailleur·euses. Il n'est donc pas étonnant que, parmi ces défenseur·euses, on trouve autant les gouvernements canadiens et québécois que certaines organisations internationales comme l'OIM, qui a longtemps géré elle-même la migration temporaire de main-d'œuvre guatémaltèque au Canada. Rien d'étonnant non plus à ce que plusieurs pays du Sud global cherchent à développer des partenariats avec des pays du Nord pour qu'un plus grand nombre de leurs ressortissant·es aillent y travailler, puisque l'argent injecté dans l'économie locale par les travailleur·euses migrant·es représente des sommes considérables : au Guatemala, par exemple, selon la Banque Mondiale, les envois de fonds de ces travailleur·euses (remesas) constituaient près de 18 % du PIB en 2021. Ainsi, dans ce même pays, le ministère du Travail et de la prévision sociale a créé en 2019 un département de la mobilité de main-d'œuvre (departamento de movilidad laboral) afin d'encourager le recours à des travailleur·euses guatémaltèques à l'étranger, notamment au Canada.
Selon plusieurs organisations et analystes, la migration temporaire permettrait aussi de freiner les flux de migration irrégulière et les nombreux dangers qui y sont associés en offrant des opportunités de travail régulières à ceux et celles qui fuient leurs pays pour des raisons principalement économiques. En plus de rendre inutile le recours extrêmement coûteux et peu sécuritaire à des passeurs et de permettre aux travailleur·euses d'intégrer le marché du travail du pays hôte de façon légale et réglementée, la migration temporaire régulière aurait des bénéfices plus importants pour les travailleur·euses, leurs familles et leurs communautés que la migration irrégulière ou que l'absence de migration. C'est ce que conclut une récente étude d'Action contre la faim au Guatemala, qui montre que les familles dont l'un·e des membres participe à des programmes de migration temporaire circulaire ont une plus grande sécurité alimentaire, de meilleures conditions de logement et un meilleur accès à l'éducation que les familles qui comptent sur les remesas d'un·e migrant·e en situation irrégulière.
Des impacts positifs, mais à quel prix ?
En théorie, la migration temporaire aurait donc des effets bénéfiques autant pour les gouvernements qui veulent régulariser la migration que pour les travailleur·euses qui cherchent à améliorer leurs conditions de vie. Cependant, quiconque a lu l'un des nombreux reportages sur les conditions de travail des travailleur·euses étranger·ères ou vu le documentaire Essentiels sait bien que tout n'est pas rose au pays de la migration temporaire.
Si les travailleur·euses temporaires au Québec et au Canada ont, en principe, les mêmes droits et obligations que tout autre travailleur·euse, leur vulnérabilité particulière fait en sorte que de nombreux employeurs peu scrupuleux profitent de leur présence pour les exploiter. Les facteurs de vulnérabilité sont nombreux. Tout d'abord, l'isolement est particulièrement problématique pour les travailleurs agricoles. Ceux-ci se retrouvent souvent dans de grandes fermes éloignées des centres urbains, sans moyens de transport. Impossible pour eux non seulement de fraterniser avec les habitant·es du coin, mais aussi d'accéder aux services de santé ou encore aux organismes d'aide aux travailleur·euses, qui sont de plus en plus nombreux. Certains employeurs interdisent aussi les visites dans les logements des travailleur·euses ou n'offrent pas de connexion internet stable.
Bien évidemment, la langue est aussi un facteur de vulnérabilité important, qui participe grandement à l'isolement des travailleur·euses. Même quand ceux et celles-ci ont accès aux ressources disponibles, ils et elles peuvent difficilement les utiliser. Notons cependant que de plus en plus d'organismes indépendants et d'institutions gouvernementales, comme la CNESST, proposent certaines ressources en espagnol ou des services d'interprétation.
Il faut aussi mentionner la précarité systémique du travail temporaire, qui permet, voire encourage le maintien de conditions de vie et de travail parfois inacceptables. Les travailleur·euses temporaires n'ont aucune sécurité d'emploi. Celles et ceux qui effectuent une migration circulaire sont embauché·es sur une base annuelle, sans assurance pour l'année suivante. L'immense majorité d'entre elles et eux n'ont droit qu'à des permis de travail fermés, c'est-à-dire qui les lient irrémédiablement à leur employeur, ce qui fait qu'un·e employé·e mécontent·e de ses conditions de travail ne peut pas simplement chercher un nouvel emploi. De plus, quitter son emploi actuel signifiera qu'il ou elle devra retourner dans son pays d'origine. Les travailleur·euses sont captif·ves, redevables à leur employeur pour leur avoir donné du travail, mais aussi leur logement, leurs moyens de transport, leur accès aux soins de santé. L'employeur est roi et maître de ses employé·es, au point où un groupe de chercheur·euses québécois·es a qualifié le travail temporaire agricole de néo-féodalisme [4].
Qu'on ne s'étonne pas alors que les conditions de vie et de travail parfois abominables avec lesquelles composent les travailleur·euses ne fassent pas l'objet de plus de plaintes et de dénonciations. Les travailleur·euses peuvent bien revendiquer de meilleures conditions de travail ou de logement ou demander de changer d'employeur, rien ne garantit qu'une telle demande ne suffise pas pour qu'ils ou elles se voient écarté·es à jamais des programmes de mobilité de main-d'œuvre.
La principale raison qui justifie — du moins officiellement — ce quasi-asservissement des employé·es étranger·ères temporaires à leurs employeurs tient aux coûts encourus par ces derniers : billets d'avion, études de marché, formulaires d'embauche, assurances, formations, etc. Il n'est effectivement pas simple d'employer des travailleur·euses étranger·ères au Canada, ce pour quoi de nombreuses agences de recrutement ici et à l'étranger se proposent comme intermédiaires et facilitateurs. Il serait cependant naïf d'y voir la seule et unique raison pour laquelle les programmes canadiens et québécois d'embauche de travailleur·euses étranger·ères entérinent depuis longtemps une relation de pouvoir complètement distordue entre les employé·es et les employeurs.
Une main-d'œuvre désespérée
Mais pourquoi diable, pourrait-on se demander, les travailleurs et travailleuses eux et elles-mêmes, surtout ceux et celles qui savent à quoi s'attendre, se précipitent-ils donc avec tant d'engouement dans les programmes de travail temporaire ? Dire que les travailleur·euses que nous accueillons d'un peu partout cherchent de meilleures opportunités économiques est un euphémisme. Nombre d'entre eux fuient carrément la famine. Nous oublions parfois la pauvreté des pays d'Amérique latine, mais les chiffres sont parlants : selon les chiffres de la Banque Mondiale, environ 55 % de la population guatémaltèque et 52 % de la population hondurienne vit sous le seuil de la pauvreté. Et selon un rapport récent de Médecins du Monde, un enfant guatémaltèque sur deux souffrirait de malnutrition chronique.
C'est pourquoi les travailleur·euses étranger·ères mentionnent souvent la chance qu'ils et elles ont d'avoir pu trouver un emploi à l'étranger. L'argent amassé durant ces mois de dur labeur leur permet de nourrir leur famille, d'avoir un logement adéquat, d'envoyer leurs enfants à l'école, et de façon générale d'avoir un niveau de vie décent. Mais cette chance à laquelle réfèrent autant les travailleur·euses qui en bénéficient que les employeurs qui la donnent ne peut servir à justifier des conditions de travail inacceptables.
Lorsque l'on parle des conditions de travail des immigrant·es temporaires, la plupart des acteurs s'entendent pour dire, du moins publiquement, que la situation doit être améliorée. Les gouvernements s'engagent à effectuer de plus nombreuses inspections, les entreprises de recrutement promettent de mieux trier les employeurs, des employeurs eux-mêmes dénoncent les pratiques de certains de leurs collègues. Personne n'est contre la vertu. Cependant, les modalités actuelles des programmes de main-d'œuvre étrangère temporaire laissent sans contredit place à l'abus et à l'exploitation — certain·es diraient même qu'ils sont conçus pour les permettre.
Au-delà de ces modalités particulières, une question plus complexe et plus difficile se pose. La migration temporaire, c'est-à-dire qui ne peut mener à une immigration permanente, est-elle en soi justifiable et légitime ? Devrions-nous dire, comme plusieurs syndicats et groupes de pression, que s'ielles sont « assez bons pour travailler », les travailleur·euses temporaires étranger·ères sont « assez bons pour rester » [5] ?
Les justifications de l'immigration
Comme nous l'avons dit, l'immense majorité des travailleur·euses étranger·ères temporaires ne peuvent aspirer à une immigration permanente. Tant la catégorie d'expérience canadienne, qui s'adresse aux candidat·es à l'immigration ayant déjà acquis de l'expérience de travail au Canada, que le programme d'expérience québécoise, qui s'adresse aux gens ayant étudié ou déjà travaillé au Québec, excluent explicitement les travailleur·euses étranger·ères temporaires qui font partie des catégories d'emplois considérés comme moins qualifiés, ce qui comprend bien entendu les travailleur·euses agricoles.
On mentionne souvent, lorsqu'on parle d'immigration, les objectifs d'intégration, de diversité, d'humanité. On présente la volonté du Canada d'accueillir des immigrant·es comme un exemple de valeurs multiculturalistes. Or, le fait est que l'immigration sert d'abord et avant tout à enrichir le pays hôte. C'est l'objectif avoué de presque toute politique migratoire, au Canada comme ailleurs. Pour les bons sentiments et le devoir humanitaire, il y a l'accueil des réfugié·es et les réunifications familiales. L'immigration « économique », elle, répond seulement à des critères économiques.
Le fameux système de points, qui permet de déterminer si un·e candidat·e à l'immigration pourra obtenir la résidence permanente, sert justement à mesurer les indicateurs de ces critères. On y prend en compte des facteurs comme l'âge, le nombre d'années d'expérience de travail et l'éducation. On tente de prévoir si le candidat paiera suffisamment d'impôts pour rentabiliser sa présence.
Une société démocratique comme la nôtre repose, en principe, sur l'idée que chaque citoyen·ne a un poids politique égal à celui de ses pairs. Nul besoin ici de démontrer les limites structurelles, conjoncturelles et idéologiques de ce principe, trop nombreuses pour être énumérées. Mais il n'en reste pas moins que, notamment à l'heure du choix d'un gouvernement, la voix d'un·e banquier·ère, d'un·e concierge, d'un bénéficiaire de l'aide sociale et d'un·e ingénieur·e ont le même poids, la même valeur. Ce principe d'égalité (de façade, diront certain·es) est valide pour tous·tes les citoyen·nes canadien·nes. Pour celles et ceux qui n'ont pas la chance d'avoir cette citoyenneté et qui la recherchent, en revanche, même la façade est absente. Immigrer au Canada de façon permanente est un privilège, non un droit, et ce privilège est accordé selon la valeur perçue ou prévue du candidat ou de la candidate. On classe les gens selon leur emploi, leur niveau d'éducation, leur patrimoine matériel et financier — bref, selon leur capacité à créer ou à apporter de la richesse au pays. C'est cette discrimination à la base de notre système d'immigration qui explique pourquoi les travailleur·euses étranger·ères temporaires « à bas salaire », « low skilled », ne sont même pas considéré·es comme de potentiel·les résident·es permanent·es. Même si nous avons besoin d'elles et eux, ils et elles ne seraient pas assez « bénéfiques » à notre société pour pouvoir s'y joindre.
Si l'on se permet cette discrimination, n'est-ce pas parce que l'on croit, consciemment ou non, qu'il y a bel et bien une différence de valeur entre une personne qui crée de la richesse et une personne qui ne le fait pas, ou peu ? Et si cette différence de valeur s'applique aux candidat·es potentiel·les à l'immigration, n'est-ce pas parce qu'elle s'applique aussi, implicitement, inconsciemment, à tous·tes ? Que l'on considère que la valeur d'une personne, sa contribution à la société, peut être calculée de façon monétaire ? La travailleuse agricole, le préposé aux bénéficiaires, le soudeur auraient-ils donc moins de valeur que le promoteur immobilier, l'avocate ou la dentiste ? Pour le dire plus simplement : comment devrait se sentir l'employé·e agricole canadien·ne, sachant que ses collègues étranger·ères ne sont même pas considéré·es comme assez valables pour pouvoir un jour s'établir au pays ?
Nous acceptons certain·nes immigrant·es parce qu'ils peuvent nous rendre collectivement plus riches. Pas parce qu'ils et elles se sont intégré·es à la société, pas par souci d'ouverture et de diversité, mais seulement parce qu'ils et elles peuvent faire croître notre PIB. Ce n'est peut-être pas une conclusion si surprenante, alors que toute notre vie tourne déjà autour de l'économie. C'est tout de même une conception affreusement pauvre de l'humanité.
La migration temporaire est-elle légitime ?
Malgré ses défauts, la migration temporaire de main-d'œuvre reste une opportunité pour de nombreuses personnes de se sortir de la misère et de briser le cycle de la pauvreté. Par contre, il est clair que les modalités actuelles des programmes de main-d'œuvre temporaire doivent changer au plus vite. Les permis de travail fermés doivent disparaître. L'accès aux soins de santé, même aux soins à long terme, doit être facilité. Le rapport de force complètement distordu qui existe entre les travailleur·euses temporaires et leurs employeurs doit être corrigé. La bénévolence d'un employeur ne peut être le seul rempart entre les travailleur·euses et l'exploitation.
Si l'on veut d'un système d'immigration qui se rapproche des valeurs d'égalité, de diversité et d'humanité dont notre société se réclame, il est aussi essentiel que les personnes qui viennent travailler à nos côtés depuis des années puissent avoir accès à l'immigration permanente. Tous·tes ne la voudront pas, mais ils et elles doivent avoir la possibilité de le faire. On veut bien sûr s'assurer que les nouveaux·elles immigrant·es pourront s'intégrer et qu'ils et elles ne seront pas un fardeau pour la société. Mais pourquoi seules les personnes ayant un emploi « payant » sont-elles considérées comme aptes à s'intégrer ? Pourquoi ne pas voir la société pour ce qu'elle est, un ensemble complexe de personnes ayant différents besoins, différents métiers, différentes habiletés, et non comme une machine à créer de la richesse ?
[1] Ceci inclut aussi les étudiant·es étranger·ères.
[2] NdlR : Bien qu'une très grande proportion des travailleur·euses étranger·ères temporaires au Canada et aux États-Unis sont des hommes, il existe aussi un nombre de travailleuses étrangères temporaires qui font face à des problèmes spécifiques, comme de la violence sexuelle. Par conséquent, le présent texte a été féminisé pour représenter cette réalité.
[3] La migration circulaire, qui concerne surtout les travailleurs agricoles, est une migration dans laquelle l'individu migrant alterne entre des périodes dans son pays d'origine et des périodes dans le pays d'accueil. D'autres types de migration temporaire existent, par exemple lorsque des travailleurs reçoivent des permis de travail valides pour quelques années.
[4] Gallié, Martin, Ollivier-Gobeil, Jeanne, Brodeur, Caroline, « La néo-féodalisation du droit du travail agricole : Étude de cas sur les conditions de travail et de vie des travailleurs agricoles migrants à Saint-Rémi (Québec) », Cahiers du GRIEPS, Québec, no 8, 2017.
[5] « Good enough to work, good enough to stay » est un slogan utilisé depuis longtemps par plusieurs groupes de défense des droits des travailleurs migrants, comme le Migrant Workers Center et les Travailleurs et travailleuses unis de l'alimentation et du commerce (TUAC).
François de Montigny travaille dans le domaine humanitaire et le développement international.
Photo : Gerry Dincher (CC BY-SA 2.0)